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Nos enfants continuent de disparaître par centaines. Quel gouvernement digne de ce nom peut tolérer une telle
tragédie ? Si elle n’empêche pas nos élus de dormir, c’est
que nos élus ne sont pas dignes de notre confiance, c’est
que nos élus doivent de ce pas remettre leur démission et laisser leur place à des hommes pourvus d’un cœur, c’est
que nous devons les renverser, au besoin par la force, s’ils refusent de prendre d’eux-mêmes la porte. Il faut consacrer
une grande partie de notre énergie à enrayer les odieux
trafics qui font de nos enfants de simples marchandises, démanteler les réseaux crapuleux, renforcer notre police,
notre armée, lutter de toutes nos forces contre la pieuvre mafieuse dont les tentacules se referment sur nos rues,
sur nos logements. J’en appelle au sursaut civique. Et si l’Europe ne peut ou ne veut pas s’atteler à la tâche, je propose que la France fasse sécession et que, à nouveau resserrée autour de sa langue et de ses valeurs éternelles, elle prenne l’initiative.
Jules-Jean Jacquin
La Nouvelle Europe Libre
Le camion n’offrait aucun confort, contrairement à celui de Hristo. Les pierres jonchant la piste raclaient régulièrement le bas de la caisse dans un grincement horripilant. Mehmet Okur avait recommandé à Jemma et à Luc de ne se montrer sous aucun prétexte, au moins le jour. S’ils repéraient une femme européenne, les pillards ne résisteraient pas à la tentation de la capturer. La vente leur procurerait de quoi faire vivre leur tribu pendant plus de six mois. Les femmes européennes étaient très prisées dans les bordels du Moyen et d’Extrême-Orient, non seulement parce que les Orientaux appréciaient leur beauté exotique, mais parce que, pour une centaine de dollars, ils avaient l’impression de prendre une revanche sur des siècles de colonisation, de domination.
« Je n’envie pas le sort des captives, avait ajouté Mehmet Okur. Elles sont en permanence humiliées, et quand elles sont flétries, qu’elles ne sont plus rentables, on les jette dans la rue, où elles n’ont plus qu’à mendier pour survivre. Savez-vous comment on les surnomme dans certains pays ? Les ombres blanches. Certaines d’entre elles se regroupent et s’entraident, dans l’espoir de retourner un jour dans leur pays d’origine, mais ce n’est qu’un rêve, elles meurent dans la rue, du sida la plupart du temps, leurs corps sont jetés dans des fours et leurs cendres déversées dans une fosse. » Il avait fixé Jemma avec intensité : « Vous ne voudriez pas connaître un tel sort, n’est-ce pas ? »
Elle suivait donc ses recommandations à la lettre, elle ne se montrait pas, elle n’essayait même pas, malgré sa curiosité, de jeter un regard par l’entrebâillement de la bâche. Une odeur insoutenable empestait l’intérieur de la remorque.
Les convoyeurs, coiffés de turbans et armés de fusils d’assaut, avaient livré leur cargaison d’opium et l’avaient remplacée par des caisses de poissons frais recouverts de plaques de glace. Une dizaine de véhicules s’étaient faufilés entre les baraquements des pêcheurs. Mehmet Okur avait présenté à Luc et Jemma les deux convoyeurs qui les conduiraient à la ville d’Osmaniye, près de la frontière syrienne, en passant par la région d’Ankara et la Cappadoce. Il y avait quelques massifs montagneux à traverser, mais les convoyeurs avaient l’habitude de franchir les cols perchés à plus de deux mille mètres, et puis, l’hiver était un peu moins rigoureux dans le sud du pays. Jemma ne savait pas quoi penser des deux hommes à qui elle confiait son existence. De leurs visages, en partie dissimulés par leurs turbans et leurs barbes, on ne distinguait que le nez et les yeux, des yeux noirs, luisants, indéchiffrables. Ils étaient restés impassibles lorsque Mehmet Okur leur avait remis les quelques billets qui leur revenaient. Le vieil homme avait précisé qu’ils n’étaient pas turcs, mais irakiens, qu’ils effectuaient la liaison entre les côtes de la mer Noire et la frontière iranienne, qu’ils prenaient d’habitude la route directe pour Mossoul, mais qu’ils effectuaient cette fois un détour par le grand campement d’Osmaniye où ils avaient des affaires à régler. Luc avait fait observer que le poisson ne serait plus très frais à l’arrivée. Mehmet avait répondu que ces deux-là appartenaient à une tribu qui ne mangeait pas de poisson, qu’ils vendraient leur cargaison dans les différents villages traversés, que l’argent leur servirait à payer leur gasoil. Valentin, le jeune Bulgare, n’avait pas caché sa tristesse lorsqu’il avait pris congé de Luc et Jemma.
On avait installé les deux voyageurs à l’arrière du camion sur des couvertures étalées entre les caisses de poissons. Les véhicules étaient en si piètre état que Jemma doutait de leur capacité à franchir les pistes escarpées dont avait parlé Mehmet. Ils étaient partis en pleine nuit, d’abord en convoi, puis ils s’étaient peu à peu dispersés sur les pistes. Jemma et Luc avaient essayé de dormir, allongés sur les couvertures, mais les cahots, la dureté du plancher et le froid leur avaient interdit de trouver le sommeil. Alors ils avaient trompé le temps en fumant les cigarettes au goût sucré que leur avait vendues le vieux Turc (dix euros le paquet, le tabac était un vice onéreux en terre ousama). Jemma avait alterné les périodes d’assoupissement et les réveils en sursaut. Ils n’avaient pas parlé, ou très peu, ils avaient dérivé sur le flot de pensées qui se désagrégeaient en rêves.
Le camion s’était arrêté à l’aube. L’un des deux convoyeurs s’était engouffré sous la bâche et, par gestes, leur avait fait signe de sortir. Dehors, une blancheur éclatante escamotait les reliefs. La piste elle-même se discernait à peine entre les grosses pierres alignées sur les bas-côtés. Quelques étoiles s’éteignaient doucement entre les traînées roses qui striaient le bleu pâle du ciel.
Les Irakiens partagèrent leur repas avec leurs passagers, mélange de fruits secs, galettes de blé dures et très nourrissantes, thé bouillant tiré d’une grande thermos et servi dans des gobelets de terre cuite. Ils jetaient des regards intrigués à Jemma, se demandant visiblement ce qu’une Européenne fichait sur une piste perdue d’un pays ennemi. Leurs yeux inquiets s’envolaient au moindre bruit et revenaient se poser au bout de quelques secondes sur leurs vis-à-vis. Ils mangeaient debout dans la neige, le fusil d’assaut sur l’épaule. Les cartouchières croisées sur leurs poitrines apparaissaient par intermittences dans l’entrebâillement de leurs vestes. De temps à autre, un sourire timide ouvrait une fenêtre claire dans la noirceur de leur barbe.
« Jusqu’à quel point on peut leur faire confiance ? murmura Jemma. D’après le vieux Turc, ils pourraient gagner un maximum de fric en me revendant.
— Ils ne le feront pas, affirma Luc. Ils se sont engagés vis-à-vis de Mehmet en acceptant son argent. Et leur sens de l’honneur…
— Parce qu’ils en ont un ?
— Probablement plus exigeant et plus fiable que le nôtre. Nous, Occidentaux, n’avions que les droits de l’homme, la démocratie, à la bouche, et ça ne nous a pas empêchés de piller sans vergogne les ressources de certains pays, de ruiner leurs économies, de plonger des populations entières dans la pauvreté. Nous ne sommes pas les mieux placés pour donner des leçons d’honneur.
— Capturer et revendre des enfants et des femmes, ça fait aussi partie du sens de l’honneur ? »
Luc souffla sur son gobelet en terre cuite avant de boire une gorgée de thé.
« Je n’ai jamais dit non plus qu’ils étaient mieux que les autres. Les êtres humains consacrent une grande partie de leur temps à exploiter leurs semblables de toutes les manières. Mais pas davantage les uns que les autres. Ils le font chacun à leur façon, selon les intérêts et les usages du moment. Parce qu’il leur manque l’essentiel : la vision globale. Tous se débattent comme des insectes dans leur bocal, tous croient qu’il y a une fatalité de l’espace-temps, tous croient que conquérir, posséder, dominer, est la meilleure façon, la seule, de lui échapper. La rage de possession ne s’arrête pas aux territoires, aux biens, mais aux personnes, aux idées, aux pensées, elle essaie par tous les moyens de s’inventer une légitimité, mythique, religieuse, politique, économique, raciale, sexuelle… »
Les deux Irakiens écoutaient leur conversation avec attention, essayant de percer le sens des mots qu’ils ne comprenaient pas.
« C’est quoi, la vision globale ?
— Une vision neuve, une vision qui ne dépende plus du moule mortifère de la pensée, de la mémoire. La pensée ne cherche qu’à se rassurer, donc à répéter les schémas connus, rassurants. La pensée prisonnière de la mémoire ne peut pas être intelligente.
— Tu as pensé ça tout seul ?
— Je ne suis pas assez intelligent pour ça. Je n’ai fait que suivre les traces d’aventuriers de l’esprit du siècle dernier.
— On parle pourtant sans cesse du devoir de mémoire…
— La pensée a trouvé ce moyen de se célébrer elle-même : reproduire les schémas connus, nous pousser à répéter les erreurs du passé. Est-ce que l’Europe aurait mené cette guerre insensée contre les pays musulmans si elle n’avait pas été prisonnière de ses pensées, de sa mémoire ? Est-ce que les nations musulmanes auraient mené cette guerre insensée contre l’Europe si elles n’avaient pas été prisonnières de leurs pensées, de leur mémoire ? Les uns et les autres ont été incapables de se libérer des vieilles peurs, incapables de poser un regard neuf sur le monde, ils n’en ont pas la volonté, pas la force, pas même l’idée, parce qu’ils se sentent en sécurité à l’intérieur d’espaces-temps qu’ils n’ont de cesse de légitimer, de fortifier. »
Jemma finit son gobelet de thé et grignota quelques bouchées d’une galette dure. Le froid s’emparait de ses pieds, grimpait le long de ses jambes, se suspendait à son cou et à ses oreilles. Le silence absorbait le ronronnement du moteur, qui continuait de tourner au ralenti.
« Je suis prisonnière du souvenir de ma fille, selon toi ? »
Ils s’étaient tutoyés la veille avant le départ, comme si, évoluant désormais en territoire hostile, il leur fallait d’urgence consolider leur complicité.
« Les émotions définissent et justifient également le territoire. On ne peut pas empêcher la peine, la souffrance, la tristesse, la colère, mais la pensée nous empêche de les vivre pleinement, parce que, si nous les vivions pleinement, elles n’auraient plus de raisons d’être, elles s’élimineraient d’elles-mêmes, et la pensée a besoin de les garder en mémoire pour gouverner, pour accentuer son emprise.
— L’homme se distingue justement des autres règnes par sa faculté de penser.
— Ouais, Cogito ergo sum, tout ça… Mais c’est l’homme qui devrait dompter et chevaucher la pensée, pas l’inverse. La plupart du temps, la pensée n’est qu’une réaction mécanique du conditionnement. L’autre nous paraît hostile parce qu’il n’appartient pas à la même race, au même peuple, à la même religion, à la même histoire, au même sexe, au même âge que nous. Nous ne le percevons qu’à travers nos filtres, chrétien, juif, musulman, hindouiste, bouddhiste, animiste, athée, homme, femme, vieux, jeune, beau, laid, nous ne lui accordons pas de vraie légitimité, l’autre nous regarde au travers de ses filtres et ne nous accorde pas de vraie légitimité. Nous nous excluons mutuellement de nos territoires parce que la pensée donne sans cesse des limites aux territoires. Moi, par exemple, je te regarde au travers de mes filtres émotionnels, je me méfie de toi parce que ma mémoire me harponne, me rappelle sans cesse que j’ai déjà souffert à cause des femmes, que je dois me méfier de mes élans, de mes sentiments, je te regarde comme une ennemie potentielle, je te tiens hors de mon territoire alors que tu ne m’as jamais causé le moindre mal et que, même, ta présence me fait plutôt du bien. Quand je te dis que la pensée rend con ! »
En dépit du froid, une chaleur intense se diffusa en Jemma. Elle dévisagea Luc par-dessus son gobelet. Elle se rendit compte qu’elle l’avait elle-même toujours perçu au travers de ses envies, de ses espoirs, de ses colères, qu’elle ne lui avait jamais vraiment ouvert son territoire, pas plus qu’elle ne l’avait ouvert à son ex ni aux hommes qui avaient traversé sa vie comme des météores. Ni à ses parents. Ni même à sa fille. Luc avait eu raison : elle ne s’était pas lancée dans cette aventure pour chercher Manon, mais pour sortir d’elle-même, pour partir à la recherche de la véritable Jemma perdue dans le labyrinthe de ses conditionnements.
« Je crois que les enfants disparus ont précisément trouvé le moyen de quitter leurs territoires », ajouta Luc.
Les Irakiens les invitèrent à remonter dans le camion. Jemma s’appliqua à contempler les deux convoyeurs d’un regard neuf. Elle les trouva magnifiques avec leurs larges turbans, leurs vêtements amples, leurs barbes noires et leurs sourires éclatants.
« Ali, dit l’un d’eux en posant la main sur sa poitrine.
— Hussein », renchérit l’autre.
Des bruits de pas et de voix transpercèrent l’épaisse bâche. Jemma et Luc devinèrent qu’ils étaient arrivés dans un village. Avant de décharger deux caisses de poissons, Ali et Hussein firent signe à leurs passagers de rester cachés dans le camion et de se taire. Un peu d’air frais ne leur aurait pourtant pas fait de mal, l’odeur mêlée d’herbe séchée et de poisson commençait à les écœurer. La nuit était tombée depuis un bon moment. Trois pauses thé et un arrêt repas avaient rompu la monotonie de la journée. Le ronronnement du moteur et les trépidations du plancher rendant les conversations fastidieuses, Jemma et Luc n’avaient pratiquement pas échangé un mot en dehors des haltes. Jemma avait espéré une initiative de Luc, mais il n’avait pas changé de position, adossé au montant de bois de la remorque, les yeux clos, les mains posées sur ses cuisses, la tête secouée par les cahots. Elle s’était demandé ce qu’il avait voulu signifier exactement quand il avait dit que sa présence lui faisait du bien. Il est amoureux de moi, en avait-elle hâtivement conclu, et elle s’en était émue jusque dans ses fibres, mais c’était sans doute une fausse interprétation, une illusion entretenue par son propre désir. Les choses n’étaient pas simples avec les êtres humains en général, et moins encore avec un homme comme Luc Flamand.
Ali se faufila sous la bâche et, d’un geste du bras, leur ordonna de le suivre. Des torches disposées sur les murs des maisons aux toits recouverts d’une épaisse couche de neige éclairaient une ruelle dégagée et pavée de pierres luisantes. Les étoiles plaquaient d’argent les courbes douces des collines enneigées. Jemma respira jusqu’à l’ivresse l’air froid et sec de la nuit. Ali se dirigea vers une maison basse dont il poussa la porte entrouverte et les introduisit dans une vaste pièce enfumée. Un foyer central et des lampes à huile suspendues aux poutres dispensaient une lumière tremblotante et ambrée. Quatre hommes, dont Hussein, étaient assis autour du feu de bois dont la fumée s’échappait par une petite ouverture pratiquée dans le toit. Un vieil homme aux cheveux blancs et au visage parcheminé, deux adultes âgés d’une trentaine d’années, le père et ses deux fils à en croire leur ressemblance.
Le vieil homme observa un moment Jemma et Luc avant de prononcer quelques mots d’une voix enrouée. Une jeune femme vêtue d’une robe à fleurs fit son apparition, saisit Jemma par la main, l’entraîna vers une porte latérale, la conduisit dans une deuxième pièce au plafond bas et pourvue elle aussi d’une cheminée où se trémoussaient des flammes silencieuses et lascives. La jeune femme pria la visiteuse de s’asseoir sur une banquette jonchée de coussins et, par gestes, lui indiqua qu’elle allait bientôt revenir. Jemma se sentit humiliée d’avoir été ainsi exclue du territoire des hommes. Elle se souvint que, dans les reportages consacrés aux ousamas avant la guerre, les femmes musulmanes étaient condamnées à vivre dans l’ombre des hommes, l’une des raisons pour lesquelles, d’après les commentaires, la confession islamique était désormais considérée comme hors la loi sur le territoire européen – la loi changeait : les femmes européennes étaient appelées à connaître le même sort si le pouvoir tombait définitivement dans l’escarcelle des chrétiens extrémistes. Les voix graves des hommes lui parvenaient par la porte entrebâillée. Elle en voulut à Luc de l’avoir abandonnée aux mains des femmes. Elle n’était pas musulmane, elle n’avait pas à subir des coutumes qui ne la concernaient pas. Énervée, elle faillit retourner dans la première pièce et s’asseoir parmi les hommes sans leur demander leur avis, puis la conversation du matin avec Luc lui revint à l’esprit, et elle essaya de voir d’où venait sa pensée, quel cheminement elle suivait, de quel conditionnement elle provenait. Des peurs s’agitaient en elle comme des serpents dans un fond de vase, peur de l’enfermement – je ne suis pas enfermée –, peur de l’abandon – je ne suis pas abandonnée –, peur de la violence – personne ne me menace –, peur de l’inconnu – personne ne m’est hostile –, peur de l’humiliation – en quoi suis-je humiliée ?
La jeune femme revint avec un trépied d’argent qu’elle posa sur le tapis devant Jemma. Il contenait une théière, un verre à thé, un morceau de pain et une assiette creuse emplie d’une soupe épaisse.
La jeune femme s’accroupit près de la cheminée et, de l’index, désigna tour à tour le plateau et Jemma. Elle n’interrompit son manège que lorsque la visiteuse eut saisi l’assiette d’une main et, de l’autre, le morceau de pain.
« Samira, dit-elle avec un sourire en se frappant la poitrine du plat de la main.
— Jemma… »
L’absence de pudeur avec laquelle Samira la regarda manger gêna d’abord Jemma, puis elle finit par s’habituer. Des morceaux de légumes et de viande garnissaient la soupe parfumée. Dès que l’assiette fut vidée, la jeune Turque emporta le plateau et disparut dans une autre pièce. Des voix de femmes, des cliquetis, des tintements se mêlèrent aux craquements de la bûche dans la cheminée et au brouhaha des hommes. Samira revint un peu plus tard avec une assiette à nouveau pleine.
Elles étaient maintenant trois autour de Jemma, Samira, une ancienne et une autre jeune femme d’une vingtaine d’années appelée Aïcha. Elles décortiquaient la visiteuse des yeux et entrecoupaient leur observation de sourires, de gloussements, de chuchotements. L’ancienne n’avait plus une seule dent visible dans une bouche qu’elle ouvrait de temps en temps pour lâcher un croassement. Elles tinrent entre elles un conciliabule qui s’acheva en un bouquet de rires. Elles avaient l’air de gamines en train de préparer une farce. Samira se leva, pria les deux autres et Jemma de l’attendre et passa dans la pièce des hommes. L’ancienne et Aïcha peinaient à garder leur sérieux. Jemma n’avait aucune idée de ce qu’elles avaient l’intention de faire, mais elle se sentait unie à elles par une très vieille complicité. Le feu avait désagrégé la bûche dans l’âtre et s’était lui-même condamné à l’extinction.
Samira réapparut au bout d’une dizaine de minutes, les bras chargés d’assiettes et de verres. Elle les posa sur le plateau de Jemma avant de s’asseoir en tailleur, d’ouvrir la main qu’elle maintenait fermée depuis son entrée dans la petite pièce et d’éclater d’un rire égrillard. Jemma découvrit, dans le creux de sa paume, une substance épaisse, blanchâtre et gluante qui ne pouvait être que du… sperme !
Les trois Turques la dévisagèrent d’un air provocant. Elles la mettaient au défi, elle, la femme européenne, la femme libre, de passer dans l’autre pièce et de rapporter la semence d’un homme sans attirer l’attention des autres. Elles lui signifiaient qu’elles, les femmes condamnées au silence et au secret, faisaient ce qu’elles voulaient des mâles vaniteux et bornés, qu’elles pouvaient aller avec n’importe lequel d’entre eux sans que leur mari ou leur père ne s’en aperçoivent. Les hommes imposaient aux femmes la virginité, la fidélité, la soumission, croyant ainsi garantir leur paternité, marquer leur territoire génétique, mais elles étaient les maîtresses absolues des corps et des plaisirs, elles les trompaient et les bafouaient quand bon leur semblait, c’était leur revanche, la vengeance des ombres.
Samira s’essuya la main à l’aide d’un bout de tissu qu’elle tira de la ceinture de sa robe. Jemma lui aurait bien demandé de quel homme elle avait ainsi prélevé la semence, comment elle s’était débrouillée pour le caresser au nez et à la barbe des autres, comment elle s’était assurée qu’il n’irait pas la dénoncer ou la trahir par un gémissement ou un soupir échappé, mais elle n’avait aucun moyen de communiquer avec la jeune Turque, les gestes et les grimaces n’y auraient pas suffi. Elle eut un petit pincement de jalousie au ventre lorsqu’elle songea que l’heureux élu pouvait être Luc.